Ne
trouvez-vous pas étrange que l’expression « lâcher prise »
soit autant à la mode ?
Pourquoi,
alors que nous vivons une époque où le contrôle absolu semble
avoir étendu son emprise à l’infini, aimons-nous ressasser cette
expression comme si elle était l’ultime remède, l’incantation
idoine ?
Au
premier degré nous serions tentés d’imaginer un alpiniste bloqué
sur une paroi. Envahi par le désespoir, terrassé par la fatigue, il
se résigne à lâcher sa prise. Quelle fin tragique pour un homme
qui avait pourtant déjà escaladé les plus hauts sommets.
Cette
image n’est certainement pas le meilleur exemple pour expliquer ce
qu’est le lâcher-prise. Néanmoins, pourrions-nous imaginer un
autre scénario ?
Par exemple, la chute de cet infortuné
alpiniste se terminant sur un matelas déposé au fond de la vallée
par une main providentielle. Et si, au lieu de suivre une trajectoire
répondant aux lois élémentaires de la physique, notre alpiniste
s’était élevé vers les cieux ?
L’expression
lâcher-prise n’a pas été choisie au hasard. Elle implique
nécessairement une prise de risque, à moins de se résigner à
répéter à l’envi cette voix intérieure dont l’unique effet
est d’installer encore un peu plus de contrôle.
En
littérature, le plus bel ouvrage consacré au lâcher-prise est sans
aucun doute « le Zen dans l’art chevaleresque du tir à
l’arc » du très controversé Eugen Herrigel. Il raconte
l’expérience d’un professeur de philosophie allemand. Alors
qu’il est en poste à l’université Impériale de Tohoku au
Japon, celui-ci décide de pratiquer le tir à l’arc auprès d’un
maître Zen. Le récit détaille alors les différentes étapes
d’apprentissage et souligne notamment les incompréhensions de
l’auteur face à l’enseignement Zen. Herrigel aborde le tir à
l’arc comme un occidental, c’est à dire qu’il souhaite
contrôler tous les mouvements qui vont précéder le départ de la
flèche. Derrière lui, le maître ne cesse de lui expliquer que
c’est la flèche qui doit partir toute seule. Bien sûr, en bon
occidental Herrigel ne comprend pas. Comment une flèche pourrait
aller se planter d’elle-même au centre de la cible ?
Herrigel
semble, dans un premier temps, s’accrocher à cette conviction :
la trajectoire d’une flèche ne peut être que le résultat d’un
long travail de concentration associé à des heures de pratique.
Alors,
même si elle s’en rapproche, la flèche ne se plante jamais dans
le centre de la cible.
À
la fin du récit, l’auteur décrit son dépit, le ras-le-bol de
sentir la présence agaçante du maître dans son dos. Alors, il
bande l’arc et, détaché de toute conviction et d’attente, il
laisse la flèche partir et celle-ci va se planter au centre de la
cible.
Advienne
que pourra : Herrigel a lâché prise !
Il
m’arrive de raconter cette histoire à mes patients. Mais je peux
également en raconter d’autres, car les exemples de lâcher-prise
sont légion, pour peu que nous nous donnions la possibilité de les
entrevoir.
Lorsque
j’étais étudiant à l’Université de Caen, nous avions parfois
des travaux dirigés assez compliqués. Nous nous acharnions pendant
des heures à résoudre des problèmes qui nous semblaient
insolvables. Notre professeur nous suggérait alors d’aller prendre
un café : « faites donc une pause. C’est important de
faire une pause, car le savoir se situe toujours près de la machine
à café ! »
Cette
phrase étrange tenue par Hervé le Crosnier nous étonnait toujours.
Comment le fait de se tenir près de la machine à café allait nous
permettre d’avancer dans la résolution de nos problèmes ?
Bien
évidemment, il ne faut jamais dire deux fois à un étudiant de
faire une pause. Alors nous nous retrouvions devant un café. C’était
souvent l’occasion de parler de tout et de rien, d’entrer dans la
trivialité d’une conversation estudiantine. Pendant ces quelques
minutes, le problème donné par le professeur était laissé de
côté, oublié.
Puis,
nous retournions en cours. Et là, comme par enchantement, de la
manière la plus simple et la plus naturelle, la solution se
présentait à nous.
Il
m’a fallut du temps pour comprendre la portée de la phrase
d’Hervé. À la manière d’Herrigel renonçant à planter la
flèche au centre de la cible, il nous fallait cesser de vouloir
résoudre notre problème pour y parvenir.
Je
l’expliquais plus haut : lâcher-prise implique inévitablement
une prise de risque. C’est la raison pour laquelle notre mental
nous ordonne de nous focaliser uniquement sur les solutions qu’il
estime appropriées, excluant ainsi tout ce qui pourrait échapper à
son contrôle. Et notre mental ne manque pas de ressources pour nous
imposer ses pseudo-solutions, sortes de leurres qui nous maintiennent
dans le contrôle absolu.
Bien
évidemment – j’ai déjà évoqué cela dans un précédent
article – notre créativité nous invite à recourir
naturellement au lâcher-prise ; de fait, que nous le voulions
ou pas, nous sommes instinctivement enclins le faire. En outre, retenez
qu’abdiquer n’est pas abandonner.
Cependant,
quand le contrôle s’impose face à un problème, il est possible,
grâce à des exercices hypnothérapeutiques précis, d’accéder à des ressources inconscientes illimitées. Les
méthodes développées par Ernest Lawrence Rossi – élève de
Milton Erickson – sont idéales pour aider le patient à parcourir
tout seul les solutions proposées par son inconscient créatif. Cet
exercice, que j’ai utilisé à maintes reprises, a toujours permis
à mes patients de lâcher leurs vieilles stratégies pour en adopter
de bien meilleures. En l’espace de quelques semaines, ils ne
craignent plus de se débarrasser de ces paradigmes désuets qui les
figeaient dans un échec implacable.
C’est
ainsi que l’alpiniste audacieux et créatif ne se laissera jamais
piéger par une paroi trop technique.
L'idée de comparer l'oeuvre d'Herrigel vient de François Roustang. Ce livre semble avoir élu domicile à son chevet.
Crédits photos :
Stefanos Nikologianis, Allalinhorn
Miki Yoshihito, Japanese art of archery