jeudi 24 mars 2016

Vous avez dit "lâcher-prise" ?


Ne trouvez-vous pas étrange que l’expression « lâcher prise » soit autant à la mode ?

Pourquoi, alors que nous vivons une époque où le contrôle absolu semble avoir étendu son emprise à l’infini, aimons-nous ressasser cette expression comme si elle était l’ultime remède, l’incantation idoine ?

Au premier degré nous serions tentés d’imaginer un alpiniste bloqué sur une paroi. Envahi par le désespoir, terrassé par la fatigue, il se résigne à lâcher sa prise. Quelle fin tragique pour un homme qui avait pourtant déjà escaladé les plus hauts sommets.

Cette image n’est certainement pas le meilleur exemple pour expliquer ce qu’est le lâcher-prise. Néanmoins, pourrions-nous imaginer un autre scénario ?
Par exemple, la chute de cet infortuné alpiniste se terminant sur un matelas déposé au fond de la vallée par une main providentielle. Et si, au lieu de suivre une trajectoire répondant aux lois élémentaires de la physique, notre alpiniste s’était élevé vers les cieux ?







L’expression lâcher-prise n’a pas été choisie au hasard. Elle implique nécessairement une prise de risque, à moins de se résigner à répéter à l’envi cette voix intérieure dont l’unique effet est d’installer encore un peu plus de contrôle.


En littérature, le plus bel ouvrage consacré au lâcher-prise est sans aucun doute « le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc » du très controversé Eugen Herrigel. Il raconte l’expérience d’un professeur de philosophie allemand. Alors qu’il est en poste à l’université Impériale de Tohoku au Japon, celui-ci décide de pratiquer le tir à l’arc auprès d’un maître Zen. Le récit détaille alors les différentes étapes d’apprentissage et souligne notamment les incompréhensions de l’auteur face à l’enseignement Zen. Herrigel aborde le tir à l’arc comme un occidental, c’est à dire qu’il souhaite contrôler tous les mouvements qui vont précéder le départ de la flèche. Derrière lui, le maître ne cesse de lui expliquer que c’est la flèche qui doit partir toute seule. Bien sûr, en bon occidental Herrigel ne comprend pas. Comment une flèche pourrait aller se planter d’elle-même au centre de la cible ?
Herrigel semble, dans un premier temps, s’accrocher à cette conviction : la trajectoire d’une flèche ne peut être que le résultat d’un long travail de concentration associé à des heures de pratique.
Alors, même si elle s’en rapproche, la flèche ne se plante jamais dans le centre de la cible.


À la fin du récit, l’auteur décrit son dépit, le ras-le-bol de sentir la présence agaçante du maître dans son dos. Alors, il bande l’arc et, détaché de toute conviction et d’attente, il laisse la flèche partir et celle-ci va se planter au centre de la cible.
Advienne que pourra : Herrigel a lâché prise !








Il m’arrive de raconter cette histoire à mes patients. Mais je peux également en raconter d’autres, car les exemples de lâcher-prise sont légion, pour peu que nous nous donnions la possibilité de les entrevoir.

Lorsque j’étais étudiant à l’Université de Caen, nous avions parfois des travaux dirigés assez compliqués. Nous nous acharnions pendant des heures à résoudre des problèmes qui nous semblaient insolvables. Notre professeur nous suggérait alors d’aller prendre un café : « faites donc une pause. C’est important de faire une pause, car le savoir se situe toujours près de la machine à café ! »
Cette phrase étrange tenue par Hervé le Crosnier nous étonnait toujours. Comment le fait de se tenir près de la machine à café allait nous permettre d’avancer dans la résolution de nos problèmes ?
Bien évidemment, il ne faut jamais dire deux fois à un étudiant de faire une pause. Alors nous nous retrouvions devant un café. C’était souvent l’occasion de parler de tout et de rien, d’entrer dans la trivialité d’une conversation estudiantine. Pendant ces quelques minutes, le problème donné par le professeur était laissé de côté, oublié.
Puis, nous retournions en cours. Et là, comme par enchantement, de la manière la plus simple et la plus naturelle, la solution se présentait à nous.
Il m’a fallut du temps pour comprendre la portée de la phrase d’Hervé. À la manière d’Herrigel renonçant à planter la flèche au centre de la cible, il nous fallait cesser de vouloir résoudre notre problème pour y parvenir.

Je l’expliquais plus haut : lâcher-prise implique inévitablement une prise de risque. C’est la raison pour laquelle notre mental nous ordonne de nous focaliser uniquement sur les solutions qu’il estime appropriées, excluant ainsi tout ce qui pourrait échapper à son contrôle. Et notre mental ne manque pas de ressources pour nous imposer ses pseudo-solutions, sortes de leurres qui nous maintiennent dans le contrôle absolu.
Bien évidemment – j’ai déjà évoqué cela dans un précédent article – notre créativité nous invite à recourir naturellement au lâcher-prise ; de fait, que nous le voulions ou pas, nous sommes instinctivement enclins le faire. En outre, retenez qu’abdiquer n’est pas abandonner.

Cependant, quand le contrôle s’impose face à un problème, il est possible, grâce à des exercices hypnothérapeutiques précis, d’accéder à des ressources inconscientes illimitées. Les méthodes développées par Ernest Lawrence Rossi – élève de Milton Erickson – sont idéales pour aider le patient à parcourir tout seul les solutions proposées par son inconscient créatif. Cet exercice, que j’ai utilisé à maintes reprises, a toujours permis à mes patients de lâcher leurs vieilles stratégies pour en adopter de bien meilleures. En l’espace de quelques semaines, ils ne craignent plus de se débarrasser de ces paradigmes désuets qui les figeaient dans un échec implacable.

C’est ainsi que l’alpiniste audacieux et créatif ne se laissera jamais piéger par une paroi trop technique.


L'idée de comparer l'oeuvre d'Herrigel vient de François Roustang. Ce livre semble avoir élu domicile à son chevet.

Crédits photos :
Stefanos Nikologianis, Allalinhorn
Miki Yoshihito, Japanese art of archery